IL ETAIT UNE FOIS… LE MOULIN DE SICHARD
Il est des matins de Printemps où flotte sur la vallée une nappe de brume.
Notre conteur, Odile Bibaud, disait que c’était le voile d’une jeune lavandière, noyée dans la rivière, au lavoir, il y a bien, bien longtemps.
Il est des matins de Printemps où l’on peut descendre vers la rivière, par un chemin de terre. L’air est frais. Les parfums d’herbe, de terre, d’aubépines, l’odeur d’une sauvagine qui est passée par ici et repassera par là, s’exhalent. Les chants des oiseaux, ces matins-là, envahissent tout l’espace… On se rapproche du Clain, et le bruit de l’eau s’amplifie peu à peu. La brume ondule, doucement, se déchire… et alors, imaginons qu’apparait un petit clocheton, si joli ! Une toiture rousse, des murs blonds… et puis le soleil, qui illumine un décor de conte de fées ! Un petit moulin « au bois dormant »…
Mais non ! C’est un mirage !
Pourtant, ces lieux qu’on sent « habités » le furent bien longtemps. Car ce ravissant petit clocheton, c’était celui du moulin de Sichard.
Il était si remarquable, ce moulin, que ceux qui le connurent, alors qu’ils n’étaient encore que des enfants, l’évoquent toujours avec une touche d’admiration : alors, « on dit »…
« On dit » que le moulin fut édifié pendant la guerre de cent ans (1337-1453). D’ailleurs à proximité se trouve la fontaine des Anglais.
« On dit » que sa charpente était en coque de bateau renversée ; sans doute construite par des charpentiers de marine qui cherchaient d’autres chantiers à l’intérieur des terres (les plus belles demeures ont ainsi bénéficié de cette remarquable technique). Pourquoi un simple petit moulin du Poitou eut-il ce privilège ? Parce qu’il fut bâti pour une puissante famille ? On ne le dit pas…
Son plan était celui d’une coque de bateau.
« On dit » que sa « proue » était ornée d’une pierre sculptée, probablement gauloise, peut-être enlevée du « Camp de Sichard » qui surplombe les lieux (oppidum – gaulois- avant de devenir, « à ce qu’on dit », le camp retranché d’Alaric… ). Mais les souvenirs diffèrent : « on dit » que c’était une tête de dauphin ou de brochet… alors que c’est celle d’un sanglier (logique, pour des gaulois !) ; mais un sanglier d’un autre type que ceux d’aujourd’hui : une tête allongée, plus fine, qui a pu faire que, masquée dans les broussailles du moulin abandonné (normal pour un sanglier ! ), elle n’était guère identifiable.
La famille des meuniers, qui n’étaient pas les propriétaires mais dont les familles, comme celles des fermiers, pouvaient rester plusieurs générations dans les mêmes murs, vivait « dit-on » dans la maison qui se trouvait au Nord de la cour ; « on dit » que sa toiture était bien mauvaise. De l’autre côté de la cour, en face, c’était le moulin, le bruit de ses rouages, des meules de pierre écrasant les grains et celui de l’eau prisonnière du bief, bouillonnant sur la roue à pales de bois.
Pour les habitants, l’eau potable n’était pas trop loin : il suffisait de monter le chemin vers le Querreux pour trouver une source dont « on dit » qu’elle ne tarissait jamais, captée dans un bassin de pierre ; les habitants de Sichard y descendaient eux aussi pour s’approvisionner, car il n’y avait pas de puits en ces lieux, mais « ont dit » que les deux seaux pleins étaient bien durs à porter !
Les bêtes paissaient dans des petits enclos cernés de murs de pierres sèches, tout près du moulin, ou dans « le Gâte Bourse », sous la garde des gamins ; « on dit » qu’ils grimpaient sur une grosse pierre, « la pierre du berger », qui était à l’entrée de la prairie, pour mieux surveiller les grandes chèvres poitevines noires et feu, aux longues cornes, et les moutons qui vagabondaient.
Un bon chemin venait du bourg, parallèle à la rivière, assez éloigné et surélevé pour être à l’abri et toujours praticable pendant les inondations, bordé de gros chênes et d’ormes taillés en têtards, assez large pour permettre le passage des attelages. Il aboutissait à la cour, devant le moulin.
Mais le moulin était aussi très accessible depuis Villenon, puisque le chemin dit du lavoir, longeant le mur Ouest du château, se poursuivait alors jusqu’au gué de Sichard après avoir longé le vivier du château et les rives du Clain. Excepté pendant quelques semaines en hiver, au moment des crues qui, à l’époque, couvraient toute l’île, on la traversait pour trouver un autre gué, bien large, bien plat, bien empierré, qui permettait aux bêtes de passer l’eau facilement tandis que les gens ne gâtaient pas leurs sabots, puisqu’une large planche était installée là (elle figure au cadastre de 1837).
«On dit » qu’il y avait sous le clocheton, devant l’ouverture prévue pour faire passer les sacs de grain, une grosse poulie de métal qui permettait de les hisser à l’étage, d’où leur contenu était déversé et canalisé pour descendre vers la meule.
La maison d’habitation s’adossait au coteau de Sichard, au Nord. « On dit » que c’est un toit à cochons que l’on voit dans la cour, au premier plan de la photo de 1901. Le moulin était orienté d’Est en Ouest, son « étrave » faisant face au courant, vers l’Est. Il était bordé par la rivière et deux façades se tournaient vers l’île de Sichard, au Sud Sud-Ouest.
« On dit » qu’une cloche de bronze était sous la petite coupole. Appelait-elle la maisonnée, famille et domestiques, pour la soupe ? Le meunier, lorsqu’une « pratique » l’attendait ? Les paysans des alentours, pour qu’ils apportent leur grain à moudre ?
« On dit » que le moulin a cessé de tourner avant la guerre de 39-45.
« On dit » qu’en ces temps-là, des résistants s’abritèrent entre ses vieux murs endormis.
« On dit » qu’un amateur de vieilles pierres, natif d’Anché, voulu l’acheter pour le restaurer, mais qu’à la fin des années 60 il fut rasé, ainsi que la maison des meuniers.
« On dit » qu’un autre acheta le terrain pour construire… mais ce fut impossible.
Cependant, ces lieux restent « habités ».
La lumière est la même, au printemps, que celle qui baigne la petite aquarelle. Même si les arbres ont poussé, que le milieu s’est refermé, les feuillages ont la même nuance que celle qu’à si bien saisie l’artiste, en 1930, et le ciel est aussi léger…
Le décor reste planté, manque le principal acteur !
Alors imaginons, encore un peu, et puis laissons-le se rendormir :
Un après-midi de printemps de 1930, en avril ou mai, Marie Venault de Bourleuf quitte le château de Fonsalmois, une petite mallette de bois en bout de bras, un chevalet pliant à l’épaule. Elle va d’un bon pas, elle est jeune, elle a 30 ans. Elle quitte la grande allée pour prendre un chemin qui descend vers la vallée et arrive à la fontaine des Anglais, où s’élèvent des chênes pluri-centenaires. Elle s’arrête un peu, se rafraîchit, emplit une petite bouteille de verre épais, coloré, avec l’eau claire coulant dans le bassin par un goulet de pierre.
Il fait si beau ! Les oiseaux chantent à pleine gorge, des coqs se répondent à Villenon ; depuis le hameau qui est de l’autre côté de la vallée viennent des aboiements. Dans les vignes de Sichard, tout près, un homme crie après sa mule tandis qu’une jeune fille éclate d’un rire clair ! Le grand troupeau d’oies du Querreux mène grand tapage, on l’entend de là ! Le souffle d’une locomotive à vapeur couvre un peu tout ce remue-ménage, pas bien longtemps.
La Demoiselle reprend sa route. Elle descend vers le moulin. On vient la saluer, puis chacun reprend ses occupations. Elle s’installe tranquillement au bout de la cour, un peu en surplomb. Elle déplie son chevalet, prend en main la petite palette émaillée ; elle choisit soigneusement des tubes de couleurs dans la boite noire où sont ses aquarelles et dépose la peinture dans deux ou trois coupelles de porcelaine blanche, de différentes tailles. A l’eau claire, elle détrempe le papier épais.
Un fin pinceau de martre en main, légèrement, délicatement, l’artiste commence à peindre.
La magie opère…
[CT]